Rome en v.o., éditions Atlande, Paris, 2018
Guide littéraire de la ville de Rome
Présentation de l’éditeur : Rome en v.o. publié dans la collection Villes en v.o. vous invite à arpenter les rues de la ville et les pages des œuvres qui lui sont consacrées. Suivez les pas d’Ovide, de Gabriele d’Annunzio ou de Chateaubriand dans une ville qui, de toute éternité, a fait couler beaucoup d’encre. De l’“Appia Antica” à la “Villa Medicis”, de la “Dolce vita” au “Traffico”, découvrez la capitale sous un angle original et personnel. Ce lexique amoureux rassemble pour chaque entrée une courte introduction éclairant les aspects de la ville sous un angle historique, géographique ou anecdotique, un texte littéraire sélectionné avec soin et, le cas échéant, sa traduction. Un joli petit livre bilingue qui invite à suivre les pas tracés par les textes.
atlande.eu
192 pages, 20 cm x 10 cm
15 euros
(extrait)
TEVERE
Le “Tevere” ou Tibre en français, troisième fleuve d’Italie, prend sa source dans les Apennins et se jette dans la mer Tyrrhénienne quelques kilomètres après Rome. Le Tibre est le plus ancien témoin de la fondation de la cité.
L’Enéide de Virgile raconte l’épopée d’Enée, héros de la guerre de Troie et ancêtre mythique du peuple romain. Un jour, Enée inquiet de la future guerre contre Turnus, s’endort près du fleuve. Le dieu du fleuve Tibérinus lui rend visite en songe sous les traits d’un vieillard et lui prédit la construction d’une nouvelle cité, Albe-la-longue, où verront le jour Romulus et Rémus.
De nombreuses représentations du dieu-fleuve évoquent les richesses et la prospérité que la ville doit au Tibre. Cette ancienne et noble image contraste avec sa vision moderne. Les écrivains évoquent à peine son cours boueux, ses rives louches, sa fonction de décharge publique, tandis que les citadins l’ignorent.
Il faut dire que les crues du Tibre furent longtemps une terrible menace, avant que son cours ne soit enfermé entre de hauts murs, protégeant la ville, mais lui confisquant son fleuve.
Qu’il serait beau de voir renaître le Tibre, comme une artère de nature au coeur de la cité, ses rives reverdies, son cours ouvert à la navigation de plaisance... En attendant le retour bienfaiteur de l’antique dieu-fleuve, le Tibre est un vestige de plus, qui se perd dans la nuit des temps. L’unique vestige animé, mû par les flots qui accompagnèrent le songe d’Enée.
Luigi Pirandello (1867-1936) est un dramaturge, romancier et poète italien d’origine sicilienne. Vers l’âge de 20 ans, Pirandello s’installe à Rome où il fait une carrière d’enseignant avant de devenir un grand auteur de théâtre internationalement reconnu.
Ce beau poème “Pianto del Tevere” est paru en 1901 dans la revue Riviera Ligure. Les vers à la tonalité élégiaque expriment la tristesse du puissant et sauvage Tibre enfermé entre les murailles élevées pour contenir ses crues. Pirandello, arrivé à Rome vers 1887, a vu le Tibre avant la construction des “muraglioni” terminés en 1927. Le poète évoque aussi l’île Tibérine encerclée par les bras du fleuve et reliée par deux ponts d’un côté au quartier du ghetto, de l’autre au Trastevere.
Non lo vedrete piú com’io lo vidi
per Roma nostra il Tevere passare
tra i naturali suoi scoscesi lidi:
strisce di terra, a lui pur tanto care da lunga età,
qual se con esse, per scortarlo al mare,
la campagna già corsa, la natura
libera, s’allungasse entro le mura della Città.
Già in Roma, ch’esso avea, rubesta e piena
di fati, domitrice delle genti, amata un dì,
da più che venti secoli con pena
entravan l’acque torbide, repenti;
ed avean caro non tocar le pietre
della rovina e tra la molle arena andar così,
l’ombre sfuggendo delle mura, tetre.
Prigion di grige dighe ora l’incassa.
S’inarenan le svolte quando bassa è l’onda più;
e secco è un braccio, ond’egli un giorno quella
che de’ Due Ponti l’isoletta fu
cingea, come se fosse la sua bella.
Ora ogni flutto, urtando nei piloni,
torcesi ed apre un gorgo minaccioso,
come un can che digrigni. Dai covoni
tolti al Campo di Marte egli se l ’era, quell ’isoletta,
cresciuta a poco a poco, industrioso,
a lei recando con allegra fretta la cuora nera,
ciottoli, malta, quanto gli avveniva
di rubare, dai campi dell ’Etruria
nativa in giú, passando via di furia.
E, triste, il tempo delle piogge aspetta,
per aver bene e il mese che dimoja.
Quel braccio allora che un renajo è fatto
e ancora ondeggia, qual se l ’acqua viva
si fosse in rena raddensata a un tratto, ecco s’avviva,
e il fiume antico, con terribil gioja,
l ’isola che gli han tolta si riprende.
Mugliando e pieno di rapina scende:
par che ogni onda s ’inciti a superare,
su su, gli orli degli argini oppressori.
Scappa per sotterranee vie, si mostra
al Pantheon: “Mi vedi, avanzo sacro di Roma nostra? Sono ancor qua:
Roma ha bisogno d ’un mio gran lavacro!”
E il fiume anela di diventar mare su la Città.
[In : revue Riviera Ligure, n°32, 1901]
Larmes du Tibre
Vous ne le verrez plus comme je le vis
dans notre Rome le Tibre passer
entre ses berges naturelles et escarpées:
des bandes de terre qui depuis si longtemps
lui sont chères comme si avec elles,
pour l’escorter jusqu’à la mer,
la campagne fuyante, la nature sauvage,
s’étendait entre les murs de la Ville.
Dans Rome, forte et aux multiples destins, maîtresse des gens qu’il avait un jour aimée,
cela faisait déjà vingt siècles qu’avec peine
entraient à l’improviste ses eaux troubles;
et elles prenaient soin de ne pas toucher les pierres
des ruines et d’aller ainsi au milieu du sable mou,
échappant aux ombres noires des murs.
Une prison de digues grises l’enferme désormais,
les méandres s’ensablent
quand l’eau est plus basse.
Et sec est le bras avec lequel auparavant
il enlaçait comme si elle fut sa belle
la petite île des Deux Ponts.
Désormais chaque flot, en heurtant les piles,
se tord et crée un tourbillon menaçant,
comme un chien qui montre les crocs.
Avec les gerbes prises au Champ de Mars il l’avait, cette petite île, formée peu à peu, consciencieusement,
lui apportant avec une hâte joyeuse
la tourbe noire, les galets, la boue,
tout ce qu’il lui arrivait de voler
aux champs de son Étrurie natale,
en passant en trombe.
Et triste, il attend la saison des pluies,
pour qu’elle lui fasse du bien, et le mois du dégel.
Ce bras qui était alors devenu un banc de sable
et qui ondoyait comme si l’eau vive
s’était d’un coup ensablée, voilà qu’il s’anime,
et le fleuve ancien, avec une joie terrible,
reprend possession de l’île qu’ils lui ont enlevée.
Mugissant et chargé de ses rapines il descend:
il semble que chaque vague s’exhorte à franchir,
toujours plus haut,
le bord des digues qui l’oppriment;
il s’échappe par des voies souterraines,
il se montre au Panthéon:
“Tu me vois, reste sacré de notre Rome?
Je suis encore là: Rome a besoin d’un de mes grands bains purificateurs!”
Et le fleuve aspire ardemment
à devenir une mer sur la Ville.
[traduction Guilhem Almanza]